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Les armées arabes avaient franchi les Pyrénées et s’avançaient le long des rivages méditerranéen et atlantique. Les paysans se battaient à coups de faux et de fusils de chasse, mais succombaient comme l’herbe tendre devant les criquets. Quelques-uns, d’abord, puis beaucoup d’autres ensuite, se convertirent, pour être épargnés, à la religion des deux Prophètes.
Les parachutistes chinois s’abattaient sur la Suisse. Les premières vagues furent détruites, mais il en arrivait d’autres, d’autres. Ils tombaient du ciel comme grêlons. Ils occupèrent en quelques jours tout le pays. Les Suisses, enfermés au cœur des Alpes, se préparèrent à un siège interminable, et sans espoir.
Quelques rôdeurs venus des campagnes se risquèrent dans Paris, un mouchoir serré sur le nez pour filtrer le plus épais de l’odeur des morts. Mais ils durent fuir devant l’assaut de milliards de puces qui se précipitaient sur les passants, les envahissaient en quelques secondes des orteils à la nuque et les perçaient comme écumoires. M. Gé se vit obligé de faire fermer les portes de l’Arche pour éviter l’intrusion des insectes. Il savait d’ailleurs qu’on était aux derniers jours. Il était très calme. Bientôt ce serait la Paix.
Aline et Paul ne quittaient guère le laboratoire, s’émerveillant de chaque instrument, posant des questions à Hono, qui répondait ou ne répondait pas, souriait ou criait. Mais ils se souciaient peu de ses colères. Ils n’y croyaient pas. Ils étaient trop enthousiasmés par son savoir pour croire qu’il y eût en lui quoi que ce fût de mauvais. Il les avait laissés entrer une fois par faiblesse et indifférence, et ils étaient revenus tranquillement.
Mme Collignot sombrait dans le gâtisme. Elle ne se rendait plus bien compte du lieu où elle se trouvait ni des circonstances qui l’y avaient amenée. Elle n’était sûre que d’une chose : qu’elle avait bien lieu de se plaindre ; et elle ne s’en privait pas. M. Collignot passait la plus grosse partie de son temps auprès d’elle. Il n’avait rien à faire. Il essayait de consoler sa vieille compagne.
Irène avait été plus satisfaite qu’étonnée de retrouver Hono dans l’Arche. Elle avait cru tout d’abord qu’il avait été comme elle choisi par l’organisateur, mais elle avait été vite détrompée, sans qu’Hono, d’ailleurs, se fût donné la peine de préciser quel rôle exact il jouait dans l’aventure. Il lui demanda de continuer à travailler pour lui. Il avait dû licencier tout son personnel de laboratoire avant l’admission des nouveaux passagers de l’Arche, et, tout seul, il perdait du temps à des bricoles. Il en perdit bien davantage quand Irène fut là. Elle était dactylo, et non point laborantine, et il fallait plus de temps au savant pour lui expliquer comment effectuer la moindre manipulation que pour l’exécuter lui-même. Il eut plus de ressources avec Aline et surtout avec Paul, qui comprenait d’un clin d’œil et se montrait d’une adresse extrême.
Irène était maintenant bien certaine de son amour pour Hono. Il était plus petit qu’elle, maigre, noir, nerveux, méchant ; il tenait à la fois du vieillard et de l’enfant, il ne lui adressait la parole que pour des critiques hargneuses ou ironiques, il ne manquait pas une occasion de lui dire son mépris des femmes et son dégoût de l’amour, tout cela n’empêchait rien, elle l’aimait. Et elle était tranquille, sûre qu’il l’aimerait aussi un jour, sur la Terre des temps nouveaux. Elle pensait que cette verbosité épineuse n’était que l’appareil de défense d’une trop tendre amande. Il faudrait sans doute un peu d’audace pour atteindre celle-ci, un peu de violence, casser l’écorce. Cela ne lui déplaisait pas.
Hono, pris d’une crise de patience, expliquait ce soir-là les mystères de l’atome à Paul et Aline. Assis devant une table de verre, il dessinait sur une feuille de papier, à traits nerveux, le noyau central, et les particules qui tournent autour comme des planètes autour d’un soleil. Paul était assis à sa gauche et Aline à sa droite. Elle écoutait, attentive, la bouche entrouverte, ses grands yeux noirs brillants d’intérêt. Paul fronçait les sourcils, et, les deux mains jointes devant la bouche, se mordait le pouce gauche. Irène, assise un peu en retrait, écoutait moins qu’elle ne regardait. Elle regardait les trois dos devant elle, noyés un peu dans le brouillard de sa myopie et de son rêve. Elle savait que les deux adolescents s’aimaient et elle en était heureuse. Elle était heureuse d’entendre la voix de l’homme qu’elle aimait, une voix pour une fois paisible, attentive, sans hargne…
— Voilà, dit Hono. L’Univers est donc composé de ces systèmes solaires en miniature. Tous les corps, gazeux, solides, liquides, le verre de cette table, la mine de mon crayon, la trace qu’elle laisse sur le papier, la fumée de ma cigarette, la salive que j’avale, ma chair, mes os, les murs de l’Arche et les rochers qui l’entourent, sont des assemblages de constellations.
« Il y en a quelques milliards dans un de tes cils, dit-il à Aline, et dans le temps que tu mets à fermer la paupière, les astres qui le composent voient se succéder les civilisations. Et notre Terre, notre Soleil, races, nations, notre ciel et ses milliards de soleils, et les planètes qui tournent autour d’eux et où des créatures aussi stupides que nous s’entretuent pour des grains de poussière, tout cela se trouve peut-être à l’aise dans l’ongle du petit doigt d’un être inimaginable, agenouillé pour prier Dieu… Cet ordre momentané de son corps, c’est notre éternité. Cette rognure d’ongle, c’est notre infini. Qu’adviendra-t-il, s’il se livre à la manucure ?
Aline était bouche bée. Hono continua :
— Il est vrai que notre Univers, celui que nos instruments nous permettent de connaître, semble avoir une caractéristique particulière. On croit – on n’en est pas tellement sûr, il ne faut jamais se montrer trop sûr de rien – que les étoiles qui le composent s’éloignent les unes des autres à des vitesses considérables. Si c’est vrai, si notre Univers est vraiment en expansion, c’est qu’il fait sans doute partie d’une molécule non point solide ni liquide, mais gazeuse… Tout cela, tout ce que vous pouvez voir dans les ciels d’été, et tout ce que vous pouvez imaginer derrière, tout ce grouillement d’immensité d’étoiles, dont la moindre est mille fois plus grosse que notre Soleil, tout cela est moins que rien, une bouffée, un petit morceau de soupir d’un Dieu amoureux.
Il sourit, puis eut un petit rire grinçant et ajouta :
— Ou un pet !…
Irène se leva. Elle fit tomber sa chaise. Aline se retourna et vit sur le visage de sa sœur une expression si étrange, ou plutôt un si étrange manque de toute expression qu’elle poussa un cri et la montra du doigt.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Hono.
Mais dès qu’il eut vu le visage d’Irène, il sut. Irène se dirigea tranquillement vers la porte et sortit, sans avoir dit mot à personne Aline cria : « Irène ! » et voulut courir vers elle, mais Hono la retint par le bras.
— Laissez-la tranquille, dit-il, elle ne vous entend plus, et vous ne pouvez plus l’arrêter… Et il s’étonnait de s’entendre tout à coup dire « vous » à cette gamine.
— Qu’est-ce qu’elle a ? demanda Aline, affolée. Qu’est-ce qui lui arrive ? Où va-t-elle ?
— Elle n’a rien. Elle va où elle doit aller, pour faire ce qu’elle doit faire.
— C’est encore un truc de M. Gé ? demanda Paul.
— Oui, dit Hono, souriant d’un coin de bouche, un truc de M. Gé, un petit truc, un pauvre truc…
M. Gé était dans la salle de la fusée, en compagnie de M. Collignot et du père Privas. Il les avait convoqués, une heure plus tôt, et venait de leur expliquer la situation.
— Maintenant, vous savez tout, dit-il. Il y a mille chances contre une pour que d’ici quelques jours tout ce qui vit actuellement dans l’Arche soit mort, sauf les graines, les animaux et l’homme et la femme que cette fusée aura emportés hors d’atteinte.
Il s’approcha d’un tableau de commande encastré dans le mur, et releva une manette. Une raie noire coupa verticalement le flanc de la fusée et s’agrandit. Un panneau glissait doucement, dégageant un rectangle d’une deuxième cloison intérieure, de métal blanc mat. Dans ce rectangle, deux carrés se soulevèrent comme des couvercles à charnières, dégageant deux ouvertures demi-circulaires.
— Voilà, dit M. Gé, les logements des passagers.
— Ça ! s’écria M. Collignot, mais ils ne pourront ni bouger ni respirer !
— Ils ne bougeront pas et ils ne respireront pas, dit M. Gé, ils dormiront comme dorment des cristaux, sans aucun mouvement, sans aucun échange gazeux. Quand ils se seront glissés dans ces logements, dans ces sortes d’étuis, la mousse minérale que vous voyez en mince couche autour des parois se mettra à croître et comblera le vide. Il n’y aura plus, à l’intérieur de chaque logement, qu’un bloc inerte, avec la vie endormie comme au germe d’une graine. Quand la fusée redescendra sur la Terre, les portes s’ouvriront, la mousse s’effritera, et les graines de vie germeront…
Le père Privas ne comprenait pas grand-chose, et M. Collignot était plus effrayé qu’émerveillé.
— Mais, si ce que vous craignez ne se produit pas ? dit-il.
— Alors la fusée ne partira pas, dit M. Gé. Elle est réglée de telle sorte qu’elle partira seule, automatiquement, dès que les effets de l’arme commenceront à se faire sentir dans l’Arche. Il faut qu’elle soit prête, dès maintenant, avec ses passagers. Si rien ne se produit, quand nous seront sûrs, absolument sûrs, que nous n’avons plus rien à craindre, nous délivrerons votre fils et votre fille. Il suffit d’ouvrir la fusée comme je viens de le faire. La mousse minérale tombe en poussière et l’air entre de nouveau dans les poumons des passagers, qui s’éveillent au bout d’un temps assez bref, exactement dans l’état où ils s’étaient endormis. Si le danger se manifestait de nouveau, il suffirait d’introduire de nouveaux occupants dans les deux demi-cylindres et de les refermer. Et la fusée serait de nouveau prête à partir.
À ce moment, une porte s’ouvrit dans le mur de la salle, et Irène entra. Son père s’avança vers elle, mais elle ne le vit pas. Elle alla droit vers la fusée, s’arrêta devant le panneau ouvert, et commença à se déshabiller. César était entré quelques pas derrière elle, et lui aussi commençait à se défaire de ses vêtements. Un instant, ils furent nus l’un et l’autre. Ils s’ignoraient comme ils ignoraient tout ce qui était autour d’eux.
— Je crois que j’ai bien choisi, dit M. Gé avec un petit sourire.
Ils étaient beaux. Lui grand, long, large et plat, les poignets et les chevilles solides et un sexe bien assis sur des testicules trapus. Elle ronde, les épaules douces, les seins lourds et bien tenus, les hanches en joues de roses, le ventre spacieux porté par des cuisses comme des colonnes, à peine galbées aux genoux, et des pieds sans blessures ni déformations, capables de soutenir le poids des grossesses.
M. Collignot en avait la respiration coupée. Il n’avait plus vu sa fille nue depuis son dernier bain de fillette. Il découvrait une étrangère, une femme qui avait poussé loin de lui, à l’abri des étoffes, qui n’était plus sa fille mais seulement une femme, une femme qui le quittait, qui s’en allait avec un homme qu’il ne connaissait pas, qui s’en allait pour appartenir à cet homme. Et que leur mariage fût étrange, cela n’était pas plus étrange que le simple fait du mariage, que le simple fait qu’une fille grandît, poussât, s’épanouît, acquît les mystères ovulaires, simplement pour pouvoir un jour quitter ceux qui l’avaient faite et donner tout ça, qu’ils avaient fait, à n’importe qui…
Il regarda César avec des yeux soupçonneux et vindicatifs, puis il soupira et hocha la tête. Qu’y pouvait-il ? Une robe blanche n’eût rien changé à la chose, mais, tout de même, l’eût un peu estompée…
Le père Privas regardait Irène des pieds à la tête. Il dit :
— Elle a l’air forte. Ça ira…
Il pensait aux travaux de la ferme.
César, puis Irène, se glissèrent chacun dans leur logement. Ceux-ci étaient en pente. Quand leurs pieds eurent atteint le fond, les deux jeunes gens restèrent immobiles, comme deux bouteilles dans leurs casiers. Le sommet de leur tête s’apercevait dans la pénombre.
M. Collignot se précipita vers la fusée.
— Irène, ma chérie !…
Il se pencha dans l’orifice et posa ses lèvres sur les cheveux blonds lisses. M. Gé, la main sur la manette, attendait. Quand M. Collignot se releva, reniflant, la main de M. Gé s’abaissa, les couvercles redescendirent doucement vers les ouvertures, le panneau glissa et reprit sa place. La fusée ne fut plus qu’un bloc lisse, brillant douce ment comme un soleil d’aube.
— Il me semble que je viens de la mettre au caveau, dit M. Collignot, après s’être mouché.
— Mon cher Monsieur, dit M. Gé, c’est nous qui sommes ici dans la tombe. Eux vont s’envoler vers la vie…
Il s’était bien gardé de leur dire qu’il n’en était pas tellement sûr que ça. Il les poussa doucement vers le couloir. Le père Privas ruminait. Il se disait qu’après tout cet homme n’avait pas l’air d’un bandit ni d’un fou. Paris était mort, cela il l’avait bien vu lors de sa tentative de retour au pays. Et la guerre continuait. Si tout le monde devait mourir, il fallait bien essayer de faire quelque chose. Cet homme avait l’air de savoir ce qu’il fallait faire. César était un bon fils. Quand il serait redescendu, il retournerait à la ferme. Dans quel état il la trouverait ! Heureusement que la toiture venait d’être refaite l’essentiel résisterait. Et puis il pourrait prendre les meilleurs champs du pays. Mais où mettrait-il la vache et le taureau ? On n’avait jamais eu que des chèvres, à la maison. Et jamais le cheval ne s’habituerait aux chemins du pays, surtout un cheval entier. Si ce monsieur lui avait demandé conseil, il lui aurait bien dit de mettre plutôt une paire de mules, dans la fusée. Il est vrai que ces bêtes ne se reproduisent pas. Et César n’avait jamais accouché de vache. Enfin il se débrouillerait, il n’était pas manchot. Il est vrai qu’il faudra qu’il accouche aussi sa femme, mais c’est moins délicat. Ce monsieur aurait dû prendre une vache qui avait déjà porté, plutôt qu’une génisse, que le passage soit fait. Enfin César se débrouillerait. Au bout de dix ans, la conduite couverte de tuiles qui amenait l’eau de la source serait sûrement effondrée et bouchée. Enfin, il se débrouillerait. Sa femme était forte, pas habituée aux gros travaux, sûrement, mais enfin elle était forte, ils se débrouilleraient. Mais rien que deux paires de bras à la ferme, c’était pas beaucoup. Et quand la femme serait grosse, et quand les gosses seraient là, César serait pratiquement seul. Ce serait un gros travail. Et tout à coup le père Privas réalisa que César se trouverait devant ce travail énorme : redonner à toute la Terre la vie des plantes, tics bêtes et des hommes ; cette idée subite l’écrasa. Mais il était un paysan, il savait qu’il suffit de faire chaque jour le travail du jour pour venir à bout de tout ce qui est à faire. Il y aurait le travail de chaque jour, puis le travail de chaque génération. Il se dit : ils se débrouilleront.